Construire des réseaux trophiques – simple ou complexe?

Dans mon dernier post, j’ai expliqué pourquoi la résolution est importante dans les réseaux trophiques. Cependant, je n’ai jamais correctement présenté ce qu’est un réseau trophique et comment les construire.

Un réseau trophique est une représentation graphique des relations prédateur-proie, en d’autres termes “qui mange qui”. C’est aussi une généralisation du concept de chaîne alimentaire. Nous représentons non seulement le flux d’énergie allant d’un producteur primaire à un prédateur de premier plan, mais également toutes les chaînes alimentaires de la communauté. Au moins en théorie, nous essayons de construire le réseau trophique le plus complet possible. En pratique, la surveillance de chaque espèce et de ses interactions dans un écosystème est difficile, voire impossible. Les réseaux trophiques ont une longue histoire graphique. La première représentation de ce type rapportée dans la littérature date de 1880. Camerano (1880) a représenté les relations entre les coléoptères; ce qu’il a appelé “leurs ennemis” (c’est-à-dire leurs prédateurs) et les ennemis de ces ennemis (fig. 1). La représentation était assez simple: des lignes reliant un coléoptère à un prédateur qui serait connecté à un deuxième prédateur et ainsi de suite; chaque ligne représentant une chaîne alimentaire dans laquelle ce coléoptère était impliqué.

À cette époque, un réseau trophique était une représentation unique des relations entre les espèces. Il a fallu attendre près de 50 ans avant les travaux de Charles Elton (1927), pour que les réseaux trophiques deviennent un outil plus pratique. Il a tenté de représenter chaque espèce et chacune de leurs relations dans ce qu’il a appelé des “cycles alimentaires”. Près de 100 ans plus tard, les méthodes d’analyse des réseaux trophiques ont peut-être changé, mais l’ancien diagramme demeure…avec son lot de questions : “Comment dessiner des réseaux trophiques complets?”et si ce n’est pas possible”, comment les faire modéliser quels devraient être leurs homologues exhaustifs?”Pour représenter des réseaux trophiques complets, il faut identifier chaque espèce de la communauté (c’est-à-dire la composition de l’espèce) avec “qui mange qui” (c’est-à-dire leurs liens trophiques). Bien que la tâche puisse sembler simple, plus il y a d’espèces, plus il y a d’interactions possibles.

Faisons quelques calculs simples. Tout d’abord, nous considérerons les conditions suivantes:

(1) prédation d’espèce à espèce (c.-à-d. espèce A se nourrissant des espèces B, B se nourrissant de A; et A et B se nourrissant d’elles-mêmes);

(2) pas de prédation mutuelle (c’est-à-dire que nous excluons B se nourrissant de A de la première condition)

(3) pas de cannibalisme (c’est-à-dire à l’exclusion des espèces se nourrissant d’elles-mêmes, A se nourrissant de A)

Dans ces conditions, pour 10 espèces seulement, il existe 45 interactions possibles. Si nous oublions les exclusions ci-dessus, il existerait 100 interactions possibles. Soyons maintenant plus rationnels: il existe beaucoup plus de 10 espèces dans un écosystème. Par exemple, le réseau trophique de la mer de Barents que j’ai précédemment présenté, contenait environ 233 trophospèces (Olivier et Planque 2017). Je vous laisse vous asseoir dans un joli fauteuil et faire les calculs. Oui. Exactement. C’est beaucoup d’interactions possibles!

NOTA BENE:

Pour calculer le nombre d’interactions, considérons d’abord qu’il existe au plus S2 interactions possibles (par exemple, pour deux espèces A et B, il existe 4 interactions possibles: A se nourrit de B, B se nourrit de A, A se nourrit de A; et B se nourrit de B). S représente le nombre d’espèces. Si nous excluons le cannibalisme, nous excluons les interactions. Si nous ne considérons pas la prédation mutuelle, alors seulement la moitié des interactions sont prises en compte (c’est-à-dire A se nourrit de B et nous excluons B se nourrit de A). Il nous reste l’équation suivante : (S2-S)/2. Plutôt simple.

Les liens trophiques peuvent être collectés de deux manières principales: soit vous observez vous-même ces interactions, soit vous trouvez quelqu’un qui l’a fait. En d’autres termes, (1) nous pouvons collecter les interactions trophiques des espèces à partir d’études d’écologie de l’alimentation (par exemple, l’analyse du contenu de l’estomac montrée sur la figure 2., expériences de préférence alimentaire); ou (2) de la littérature basée sur les connaissances ci-dessus en écologie de l’alimentation. Personnellement, j’ai fait les deux. Le premier nécessite une forte expertise sur les organismes présents dans la communauté. En conséquence, nous nous concentrons généralement sur une espèce en particulier (par exemple Clupea harengus), ou un groupe d’espèces (par exemple les poissons), mais nous ne sommes généralement pas des experts sur toutes les espèces de la communauté.

Figure 2. Animation montrant l’analyse du contenu de l’estomac de la perche d’Europe (Perca fluviatilis)

En conséquence, les scientifiques du réseau trophique s’appuient sur l’expertise de leurs pairs. Une grande partie de la construction d’un réseau trophique consiste à effectuer une analyse documentaire approfondie pour identifier les liens réalisés et potentiels. Parfois, il manque des liens. L’information n’a pas encore été recueillie et peut nécessiter de déduire le régime alimentaire des espèces; ou pire, de regrouper les espèces, qu’elles aient exactement le même régime alimentaire ou non (Jordán 2003). Pourtant incomplets, les réseaux trophiques restent essentiels: s’ils sont correctement construits, ils donnent le premier aperçu du fonctionnement de la communauté. Ils peuvent aider par exemple (1) à identifier les espèces clés ou (2) à suivre les produits chimiques toxiques et les microplastiques d’une espèce à l’autre. Simple ? Complexe ? La construction de réseaux trophiques repose sur la multiplication de nombreuses tâches assez simples. Le plus complet, le plus difficile. Néanmoins, le résultat est toujours gratifiant.

Camerano, L. 1880. Dell’equilibrio dei viventi mercé la reciproca distruzione. – Accademia delle Scienze di Torino 15:393-414.

Elton, C. 1927. Écologie animale. – Sidwick et Jackson.

Jordán, F. 2003. Comparabilité : la clé de l’applicabilité de la recherche sur le réseau trophique. – Appl. Ecol. Env. Rés. 1:1-18.

Olivier, P. et Planque, B. 2017. Complexity and structural properties of food webs in the Barents Sea. – Oikos 126:1339-1346.

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