Propriété Commune : Les Investisseurs Institutionnels Favorisent-Ils Vraiment Les Comportements Anticoncurrentiels ?

La propriété commune, parfois appelée actionnariat horizontal, est un terme qui reflète la pratique d’investissement de nombreux investisseurs institutionnels (que nous définissons ici comme étant à la fois propriétaires d’actifs et gestionnaires d’actifs) de détenir des positions d’investissement dans plus d’une société concurrente dans le même secteur. Son ubiquité croissante découle de la part croissante de la propriété institutionnelle sur les marchés boursiers du monde entier. En particulier, il reflète la prévalence des investisseurs institutionnels ayant des stratégies d’investissement, à la fois actives et passives, qui impliquent une diversification significative du portefeuille.

Un débat s’installe dans la communauté universitaire quant à l’impact économique de la propriété commune, en particulier en ce qui concerne son potentiel à motiver des pratiques anticoncurrentielles de la part d’entreprises du même secteur détenues par ses investisseurs “communs “. Pour de nombreux investisseurs institutionnels et praticiens de la finance, cet argument anticoncurrentiel peut sembler au départ un débat scientifique obscur. Mais, in extremis, les implications réglementaires de ce défi académique à la propriété commune sont potentiellement graves et disproportionnées. Pris au sérieux, ce défi pourrait marginaliser les investisseurs et saper leurs droits fondamentaux de propriété, à un moment où les régulateurs du monde entier font pression pour que davantage d’investisseurs exercent leurs obligations de gérance.

L’ICGN estime que ce défi à la propriété commune est mal fondé et qu’il manque à la fois une compréhension des pratiques d’investissement institutionnel et des preuves claires. Par conséquent, nous pensons que toute initiative législative brutale visant à étouffer le problème perçu de la propriété commune serait rétrograde, réduisant les droits des investisseurs et entraînant des conséquences involontaires anathèmes pour une bonne gouvernance d’entreprise et une bonne gérance.

En quoi la propriété commune est-elle un problème potentiel?

La réalité de la propriété commune n’est pas contestée, mais ses impacts le sont. La théorie moderne du portefeuille, qui a une forte influence sur les stratégies d’investissement des investisseurs institutionnels, conduit souvent les investisseurs à détenir un portefeuille diversifié d’actions d’entreprise, qui peut inclure des positions dans plusieurs sociétés du même secteur. C’est particulièrement le cas pour les stratégies d’investissement passif, où les investisseurs cherchent à réduire le risque non systématique spécifique à l’entreprise en investissant sur le marché dans son ensemble, souvent défini par des indices de marché de référence. Dans de tels cas, la sélection des actions de sociétés individuelles en tant que placements est dictée par l’indice lui-même, plutôt que par la construction active du portefeuille par les investisseurs institutionnels.

Bien que cette approche de la propriété commune soit généralement considérée comme orthodoxe sous l’angle de la théorie du portefeuille et soit bien établie dans les pratiques d’investissement actuelles, ses défis découlent d’une confluence d’arguments microéconomiques et juridiques. L’argument microéconomique suggère que les entreprises d’un secteur appartenant à des groupes d’investisseurs qui se chevauchent ont réduit les incitations à la concurrence. La logique à cela est assez claire. Lorsque les investisseurs détiennent plus d’une entreprise dans le même secteur, il va de soi qu’ils espèrent que toutes ces entreprises réussiront, pas une seule (même si certaines auront inévitablement de meilleurs résultats que d’autres). Cette théorie microéconomique suggère que les investisseurs encourageront, explicitement ou implicitement, des pratiques anticoncurrentielles qui profitent aux entreprises concernées — et à leurs investisseurs – au détriment des consommateurs et du bien public en général. Des recherches empiriques, axées spécifiquement sur le secteur aérien, ont suggéré que l’impact de la propriété commune était de gonfler le coût des billets d’avion pour les consommateurs de 3 à 7% par rapport à des prix concurrentiels normaux.

Ce défi microéconomique ouvre le débat juridique aux spécialistes de l’antitrust, où certains suggèrent que la propriété commune fausse non seulement la concurrence pure entre les entreprises, mais conduit également à d’autres externalités négatives, telles qu’un niveau inférieur d’investissement des entreprises, le niveau élevé de rémunération des dirigeants et, plus généralement, à un niveau plus élevé d’inégalité des revenus. D’un point de vue juridique, les chercheurs suggèrent que la propriété commune pourrait aller à l’encontre des lois anticorruption, telles que le Sherman Antitrust Act de 1890 aux États-Unis et son extension par le Clayton Act de 1914. Ce contrôle juridique ne se limite toutefois pas aux États-Unis et s’étend également au droit de la concurrence de l’UE.

Implications du débat: propriété commune contre intendance

Dans la mesure où la propriété commune est soupçonnée d’être associée à des pratiques illégales ou anticoncurrentielles, les réponses des politiques publiques chercheront inévitablement à identifier des moyens de minimiser ou de neutraliser son impact. Cela a conduit à des suggestions savantes de mesures réglementaires qui auraient pour effet de restreindre les droits fondamentaux des actionnaires. Les recours possibles comprennent la limitation du pourcentage d’actions détenues par un investisseur individuel détenant plusieurs participations dans le même secteur, l’obligation de ne détenir qu’une seule société dans un secteur donné ou de restreindre le droit de vote d’un investisseur lors des assemblées générales ou de s’engager avec des sociétés.

Bien que spéculatives à ce stade, les propositions académiques de cette nature sont considérées par la plupart des investisseurs comme manifestement mal conçues, et peuvent également nuire involontairement aux objectifs de la gérance des investisseurs. C’est une époque où les codes de gérance prennent racine sur les marchés mondiaux; une dynamique se développe dans le monde entier pour un engagement positif des investisseurs avec les entreprises afin de promouvoir le succès de l’entreprise à long terme. Pourtant, ceux qui s’opposent à la propriété commune semblent en quelque sorte présupposer que l’engagement des investisseurs équivaut à une forme de connivence en coulisses entre les investisseurs et les entreprises concurrentes dans un secteur donné, complotant pour jouer le jeu de l’industrie au détriment des clients et de la société en général. Les observateurs informés de la pratique institutionnelle reconnaissent l’absurdité d’une telle proposition.

Les remèdes extrêmes mis sur la table pour résoudre les problèmes potentiels de propriété commune appellent une riposte claire des investisseurs. Une remise en cause des droits des investisseurs institutionnels ayant des positions communes pourrait priver un actionnaire du droit de vote aux assemblées générales ou s’engager à la fois avec la direction générale et le conseil d’administration. Ceux-ci font partie des principes fondamentaux de la plupart des codes de gérance que l’on trouve dans le monde, et les remettre en question consiste à saper le potentiel de la gérance des investisseurs et la voix des actionnaires minoritaires. De ce fait, des initiatives législatives normatives visant à traiter les aspects anticoncurrentiels potentiels de la propriété commune provoqueraient des effets secondaires désagréables qui auront probablement un impact négatif beaucoup plus important que tout problème qu’elles pourraient chercher à résoudre.

Pratique institutionnelle

Avant de passer à des remèdes pour atténuer les maux potentiels de la propriété commune, il est important d’explorer le caractère pratique de cette réclamation anticoncurrentielle dans le contexte de la pratique de l’investissement institutionnel. Plus précisément, bien que les critiques de la propriété commune puissent expliquer un motif économique possible de distorsion du marché, elles n’ont pas encore identifié de manière crédible un mécanisme pratique par lequel les investisseurs pourraient réellement fausser la concurrence de l’industrie.

Les investisseurs institutionnels — gestionnaires d’actifs et propriétaires d’actifs – gèrent généralement une variété de fonds, avec des gestionnaires de fonds et des styles de placement différents au sein de chaque institution. Une part importante des actifs institutionnels sous gestion concerne les fonds de pension et d’autres formes d’épargne à long terme pour les particuliers. Ces épargnants et retraités de longue durée sont les bénéficiaires ultimes à la fin de la chaîne d’actifs. Dans de nombreux cas, les accords de gestion de placements conclus avec leurs investisseurs institutionnels leur offriront une exposition à des centaines, voire à des milliers, de participations dans des sociétés par le biais de stratégies de placement actives et passives. Ce degré élevé de diversification du portefeuille reflète en grande partie la théorie financière moderne visant à diversifier les participations des sociétés afin de réduire le risque de portefeuille non systématique par prudence fiduciaire. Dans ce contexte, les pratiques d’investissement qui aboutissent à une propriété commune ne sont pas motivées intrinsèquement par une volonté d’exploiter, voire d’encourager, des pratiques anticoncurrentielles.

Même s’il devait y avoir une telle motivation, l’impraticabilité de la capacité d’un investisseur institutionnel à fausser systématiquement la concurrence est stupéfiante. Premièrement, il y a la question de l’influence économique. Même les fonds indiciels les plus importants auront de très petites participations absolues dans des sociétés individuelles, généralement moins de 5%, et le plus souvent beaucoup moins. Bien que des participations de cette taille puissent avoir une influence sur certaines questions relatives au vote par procuration ou à d’autres questions de gouvernance, il est difficile d’imaginer comment un seul investisseur institutionnel avec de petites participations absolues aurait le motif, sans parler de l’influence ou des ressources, de promouvoir des pratiques non compétitives dans l’ensemble d’un secteur industriel. De plus, dans le contexte des Normes mondiales de classification des industries (CPG), il y a 11 secteurs, 24 groupes industriels, 68 industries et 157 sous-industries. Les opposants à la propriété commune supposent-ils que les investisseurs institutionnels ont l’inclination et la capacité d’articuler et de préconiser des stratégies anticoncurrentielles à travers ce spectre?

Que disent les preuves?

Les articles d’Elhauge et Azar et al., cité précédemment, a produit des preuves empiriques axées sur le secteur aérien suggérant que la propriété commune par des investisseurs institutionnels entraîne une distorsion de la concurrence en fonction de plusieurs facteurs, notamment le prix des billets. Azar et coll.l’article empirique de ‘ a été publié en 2018 dans le très réputé Journal of Finance. Elhauge a également publié un autre article sur l’actionnariat horizontal en 2018, défendant ses arguments contre ses détracteurs et présentant des “preuves économiques” qui montrent que “sans aucun besoin de coordination ou de communication, l’actionnariat horizontal amènera les dirigeants d’entreprise à réduire la concurrence dans la mesure où ils se soucient de leur part de vote ou de leurs chances de réélection et fera en sorte que la rémunération des dirigeants sera moins basée sur la performance de l’entreprise et davantage sur la performance de l’industrie.”Ces résultats ont alimenté la controverse autour de la propriété commune, ainsi qu’une base pour d’éventuelles réponses réglementaires visant à limiter les droits des actionnaires.

Pourtant, ce débat a également suscité une réponse d’autres universitaires et praticiens réfutant ces affirmations, à la fois en ce qui concerne la propriété commune en général, et en réexaminant les preuves spécifiques relatives aux effets anticoncurrentiels dans le secteur aérien. À noter, par exemple, un article de 2018 intitulé “La propriété commune n’a pas d’effets anticoncurrentiels dans l’industrie du transport aérien”, qui réfute les conclusions de l’article d’Azar et al. Une nouvelle vague de recherches se développe, y compris des articles d’autres universitaires, praticiens et régulateurs examinant la propriété commune qui mettent également en doute les conclusions et les prescriptions de Elhauge et Azar et al. documents pour des raisons méthodologiques, empiriques ou basées sur des connaissances institutionnelles pratiques.

Bien que ce débat continue d’être mené dans les milieux universitaires, les preuves selon lesquelles la propriété commune cause des problèmes anticoncurrentiels sont au mieux mitigées. Compte tenu de la grave perte de droits des actionnaires qui pourrait résulter de toute prescription politique, ceux qui estiment que la propriété commune par des investisseurs institutionnels constitue une menace pour la concurrence ont une charge de preuve importante qui reste à remplir si les remèdes sévères qu’ils proposent doivent être pris de manière crédible au sein de la communauté des investisseurs.

Peut-il y avoir des circonstances où les abus potentiels de la propriété commune pourraient être plus fréquents? Pour donner leur dû aux théoriciens, c’est une question qui devrait être surveillée. Bien qu’il soit peu probable, sinon farfelu, que les préoccupations relatives à la propriété commune soient justifiées par les pratiques actuelles des grands investisseurs institutionnels, il peut y avoir d’autres types d’investisseurs et styles de placement qui pourraient justifier un examen plus approfondi. Cela pourrait être le cas pour les investisseurs directs, tels que les fonds spéculatifs activistes, avec des positions plus petites et plus concentrées dans les entreprises et potentiellement une plus grande capacité à influencer les pratiques des entreprises ou des secteurs. Il serait encore difficile de démontrer que la propriété commune est un problème anticoncurrentiel dans ces cas. Mais pour les portefeuilles plus ciblés, il y aurait moins d’obstacles pratiques aux influences anticoncurrentielles que dans le cas des grands investisseurs institutionnels aux avoirs largement diversifiés.

Conclusion

Ce qui pourrait fonctionner en théorie ne se joue pas nécessairement dans la pratique; il peut y avoir des obstacles. La propriété commune en est un exemple, notamment en tenant compte des pratiques — et des limites — des investisseurs institutionnels en ce qui concerne l’exercice des droits des actionnaires. Les investisseurs institutionnels se concentrent de plus en plus sur la création de valeur durable à long terme pour offrir des rendements stables à leurs bénéficiaires. Fausser la concurrence de l’industrie pour atteindre ces objectifs ne fait pas partie de cette formule et irait à l’encontre de l’accent de plus en plus mis sur des facteurs sociaux et environnementaux plus larges que les considérations d’investissement et de gérance.

En particulier pour les investisseurs institutionnels ayant des horizons d’investissement à long terme pour le compte des retraités et des épargnants à long terme en tant que bénéficiaires finaux, une prise de conscience du risque systémique reconnaît que les entreprises saines bénéficient de marchés et de sociétés sains. Il en résulte que les investisseurs de cette nature n’ont pas d’incitation rationnelle à tricher ou à fausser la concurrence contre les consommateurs ou les intérêts sociaux plus larges. De plus, les aspects pratiques institutionnels et les pratiques d’investissement suggèrent l’ampleur même du défi, même s’il y avait une certaine incitation.

Les remèdes actuellement sur la table pour compenser les maux potentiels de la propriété commune remettraient en question les droits fondamentaux des actionnaires qui sont fondamentaux pour une bonne gérance. Les investisseurs considèrent généralement ces propositions comme des solutions à un problème qui n’existe pas, avec des implications potentiellement négatives et de grande portée qui reviennent à étouffer la voix des actionnaires minoritaires. L’ICGN continuera de suivre et de contribuer à ce débat, en particulier lorsque les droits fondamentaux et les protections des investisseurs sont menacés.

Notes

1voir: Azar, José et Schmalz, Martin C. et Tecu, Isabel, Effets anticoncurrentiels de la propriété commune (10 mai 2018). Journal des finances, 73(4), 2018 Disponible sur SSRN: https://ssrn.com/abstract=2427345. ou http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2427345 (retour en arrière)

2voir: Elhauge, Einer, Le Problème croissant de l’actionnariat horizontal (15 juin 2017). Chronique antitrust, Vol. 3, juin 2017, Competition Policy International; Harvard Public Law Working Paper No. 17-36. Disponible sur SSRN: https://ssrn.com/abstract=2988281 (retour en arrière)

3voir: Elhauge, Einer, Tackling Horizontal Shareholding: an Update and Extension to the Sherman Act and EU Competition Law, Organisation de coopération et de développement économiques, 28 novembre 2017.(retour en arrière)

4voir Elhauge, Einer, Nouvelles preuves, Preuves et Théories juridiques sur l’actionnariat Horizontal (4 janvier 2018). Disponible chez SSRN: https://ssrn.com/abstract=3096812 ou http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.3096812 (retour en arrière)

5voir Dennis, Patrick J. et Gerardi, Kristopher et Schenone, Carola: “La propriété commune n’a pas d’effets anticoncurrentiels dans l’industrie du transport aérien” (5 février 2018), disponible sur SSRN: https://ssrn.com/abstract=3063465 (retour en arrière)

6UN bon résumé des principales recherches universitaires sur ce sujet peut être trouvé sur une page Web dédiée de la Commission européenne. Institut de gouvernance d’entreprise : https://ecgi.global/content/common-ownership (retour en arrière)

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