Trois problèmes avec le conservatisme
Troisièmement et peut-être le plus important, le conservatisme peut finalement avoir des conséquences intolérables. Son rejet séduisant du changement radical, précipité et incontrôlé est en fait une épée à double tranchant, car trop souvent il appelle à l’adhésion à des traditions autrement inacceptables. Par exemple, les femmes ne jouissent peut-être pas particulièrement de leur subordination coutumière aux hommes, mais il n’y a pas grand-chose qu’un conservateur puisse dire contre la configuration traditionnelle de la famille et le rôle reproducteur des femmes au sein de celle-ci. Le point ici n’est pas de savoir si des arguments évolutionnaires peuvent être trouvés en faveur de l’égalité des sexes ou même du matriarcat (c’est sûrement possible); l’objection est plutôt basée sur la propension du conservatisme à sacrifier des considérations éthiques concernant la vie des individus réels pour maintenir une structure sociale donnée, même si c’est cette dernière qui devrait être subordonnée à la première.
Ce danger augmente considérablement lorsque les conservateurs unissent leurs forces aux relativistes moraux pour tenter de défendre leurs positions difficiles. On dit que les traditions réussies dépendent du moment et du lieu dans lesquels elles se déroulent et se sont développées, ce qui empêche à son tour d’évaluer certaines traditions comme objectivement fausses et d’autres comme objectivement justes. Précisément, c’est cette ligne d’argumentation qui désignait l’esclavage comme “l’institution particulière” du Sud comme s’il ne s’agissait que d’une bizarrerie culturelle au lieu de la pratique abominable qu’elle était évidemment. La même approche peut être employée pour approuver, entre autres habitudes odieuses, la mutilation génitale féminine ou le sacrifice humain: après tout, les deux sont ou ont été également traditionnels dans des contextes culturels particuliers.
L’argument conservateur‐évolutionniste commet inconsciemment l’erreur naturaliste. La version simple de l’erreur est “ce qui est, devrait aussi être.”La variante conservatrice est “ce qui a permis aux êtres humains de survivre, doit être préservé.” Aussi imparfait soit-il, ce raisonnement jouit toujours d’un grand soutien, en particulier parmi ceux qui craignent un prétendu déclin de la “morale et de la culture occidentales”, quoi que cela signifie. Par conséquent, les conservateurs dans le contexte américain ont tendance à confondre la hiérarchie avec la stabilité sociale, le contrôle avec la sécurité et le puritanisme avec la moralité.
Quelles conclusions peut-on tirer de cette courte réflexion ? D’une part, il est incontestable qu’un état d’esprit conservateur peut être une défense précieuse contre un changement rapide: il fournit aux citoyens un bouclier pour contrer les aspirations des politiciens en quête de pouvoir et les effets potentiellement désastreux de l’élaboration de politiques descendantes. D’autre part, considérer le conservatisme comme une idéologie systématique, comme le fait Scruton6, est non seulement erroné, mais aussi trompeur. Cette approche nous éloigne de la question cruciale de savoir comment améliorer la vie des individus et perpétue même le plus intolérable des arrangements sociaux existants. Les conservateurs doivent donc s’assurer que leur soutien aux institutions traditionnelles découle d’un raisonnement solide et non de la glorification fidéiste de l’ancien.
- Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution en France (Hackett 1987).
Friedrich A. Hayek, La Constitution de la Liberté (Presses de l’Université de Chicago, 1978), page 398. - James Mill, Histoire de l’Inde (James Madden 1858), pages 200-1.
- Michael Oakeshott, Rationalisme en politique et autres essais (Methuen & Co 1962), page 168.
- John Kekes, Sagesse morale et Bonne vie (Cornell University Press 1995).
- John Finnis, Droit naturel et droits naturels (Oxford University Press 1980).
- Roger Scruton, Le sens du conservatisme (Palgrave Macmillan 2001), page 1.